Les Normands sont-ils des rebelles ?

Prudence, tempérance et réserve collent comme autant d’étiquettes au caractère normand. Depuis le Moyen Âge, de multiples révoltes secouent la Normandie. Qu’est-ce qui pousse ses paisibles habitants à crier publiquement leur colère, voire à sortir leurs armes ?

L’autodéfense paysanne

Jacques Callot, La revanche des paysans, 1633.

Excédés par la rapinerie des soldats, les paysans peuvent s’armer contre eux. Estampe de Jacques Callot, La revanche des paysans, 1633.

Pendant la guerre de Cent Ans, dans les années 1430 précisément les paysans normands sont exaspérés par des groupes de soldats qui vivent sur le pays. Les Anglais occupent alors la Normandie sans être toujours capables de faire régner l’ordre et la sécurité dans les campagnes. Or, le problème vient notamment de leurs propres troupes: des déserteurs anglais s’organisent en bande pour piller maisons et villages. En réaction, les paysans s’arment afin de se défendre contre leurs exactions. On retrouve le même type de mobilisations pendant les guerres de Religion à la fin du XVIe siècle. Les Gauthiers désignent d’abord des paysans du pays d’Ouche et du pays d’Auge qui prennent les armes contre des soldats pillards.

Ces mouvements ne peuvent pas être qualifiés de rébellions puisqu’à l’origine ils ne visent pas l’autorité légitime. Cependant, le peuple des campagnes s’enhardit parfois jusqu’à se mêler de politique. Les Gauthiers finissent par se rallier aux Ligueurs, une des factions en lutte pendant la guerre de Religion. Cette limite franchie, l’armée royale les massacre en 1589.

Les résistances politiques

Au XIXe siècle, malgré les nombreux changements de régime (chute de l’empire napoléonien, révolutions de 1830, 1848 et 1870), les Normands affichent une indéboulonnable passivité. Globalement, ils ne se battent ni pour hâter la déposition d’un tyran, ni pour défendre l’empereur abdiquant ou le roi chassé.

Si on remonte le temps, leur légendaire modération laisse place à des épisodes de violence. Pendant la Révolution, la Normandie est terre de la chouannerie. Des prêtres constitutionnels et des notables républicains sont assassinés. Des bandes de chouans s’infiltrent dans les villages à la recherche de nourriture et d’argent. Le problème avec cette révolte, proche de la guérilla, est de saisir les motivations fondamentales des rebelles. Si officiellement ils se battent pour la monarchie et la défense de la religion, certains chouans semblent animés par un esprit de banditisme et de hors-la-loi. Mêmes difficultés d’interprétation lors de la guerre de Cent Ans, pendant les décennies d’occupation anglaise (1417-1450). Depuis les travaux de Roger Jouet, on considère les attaques normandes contre les Anglais en Pays de Caux, ou en Basse-Normandie comme les manifestations armées d’une résistance patriotique face à l’envahisseur. On s’interroge aujourd’hui sur le sens de ces actes. Loin d’avoir des motivations politiques, certains « résistants » agissent tels de simples larrons et de brigands des bois.

Des émeutes récurrentes

La faim pousse aussi les Normands à la révolte. Une hausse des prix du blé les fait sortir dans la rue et envahir les marchés. Ce type d’émeutes se produit encore en 1847. À Lisieux, les habitants se regroupent près de la halle, menacent de tuer un boulanger qui vend trop cher le pain, saccagent sa boulangerie et impose un prix plus modéré. Aux gendarmes et aux gardes nationaux accourus les disperser, les Lexoviens répondent par des jets de pierre.

La révolte des Nu-pieds.

La révolte des Nu-pieds. Gravure issue de l’ouvrage Histoire de France, par François Guizot, 1875

Ces difficultés à se nourrir sont aggravées par le poids de la fiscalité. Les impôts commencent à peser lourdement sur les Normands à partir de 1350, quand le financement de la guerre de Cent Ans oblige les rois à remplir massivement les caisses. Dès lors, les révoltes antifiscales se multiplient ; la plus célèbre révolte normande relève justement de ce type. En 1639, dans l’Avranchin, les Nu-pieds se rebellent après la suppression d’un privilège fiscal sur la vente du sel (le quart-bouillon). Les mois passent et la sédition s’étend sans que les autorités locales ne réagissent vigoureusement. Le roi Louis XIII clôt la jacquerie en envoyant ses propres troupes qui battent les Nu-pieds aux portes d’Avranches.

Une révolte originale

Ces différentes contestations, banales, ne distinguent en rien la province des autres régions françaises. Une spécificité normande réside par contre dans la révolte des bouilleurs de cru en 1935. En Normandie, des centaines de milliers d’agriculteurs ou de propriétaires produisent traditionnellement du calvados, l’eau-de-vie de pommes. Depuis 1875, ces bouilleurs de cru bénéficient du privilège de produire une certaine quantité d’alcool sans payer une taxe dessus. Jusqu’à la suppression temporaire de cette franchise le temps de la Première Guerre mondiale. Mais le provisoire dure malgré le retour de la paix. En 1935, affectés par la crise économique, les bouilleurs de cru exigent avec force le rétablissement du privilège. Des manifestations immenses envahissent les bourgs et les petites villes du Bocage comme Saint-Hilaire-du-Harcouët. Les producteurs descellent les bondes de leurs alambics afin de distiller à leur guise. Des agents de la Régie des alcools, chargés du contrôle de la production, sont molestés ou séquestrés. Selon le mot du sous-préfet d’Avranches, la région de Mortain et de Domfront vit « une véritable révolution ». Les esprits se calment après l’envoi de gendarmes et de gardes mobiles et de modestes concessions gouvernementales.

Des Normands plus agités que d’autres

Globalement considérés réservés ou prudents, les Normands sont-ils à mettre dans le même sac ? L’historien Jean Quellien remarque une inclinaison multiséculaire des gens du Bocage à la contestation violente et illégale. Occupant l’angle sud-ouest de la Normandie, le Bocage normand s’étend autour des villes d’Avranches, de Mortain, de Domfront, de Vire, de Coutances et de Saint-Lô. C’est dans ce secteur que la révolte des Nu-pieds commence, que la chouannerie est la plus active, que les bouilleurs de cru protestent avec le plus de virulence. En 1789, c’est la seule région de Normandie où les paysans se lancent à l’attaque de châteaux. En 1906, le refus de la séparation de l’Église et de l’État tourne là-bas à l’affrontement lors des inventaires des biens ecclésiastiques par les agents du fisc.

Les habitants du Bocage font preuve d’une attitude plus radicale, plus extrémiste que leurs voisins normands. Ils hésitent moins à sortir de la légalité dans une Normandie qui traditionnellement respecte la loi et l’ordre.

Une barricade contre les émeutiers rouennais en juin 1848.

Une barricade contre les émeutiers rouennais en juin 1848. Ils contestent la répression de l’insurrection ouvrière à Paris. Le reste de la Normandie reste calme.

À l’autre bout de la Normandie, les gouvernants surveillent Rouen comme le lait sur le feu. Depuis le Moyen Âge, la capitale normande accueille une grosse population remuante d’artisans et d’ouvriers. Dès la fin du XIIIe siècle, se succèdent des « émeutes », des « tumultes » ou des « harelles » comme le surnomment les textes de l’époque. À chaque fois, le pouvoir royal pend les meneurs. Au XIXe siècle, l’industrialisation des vallées environnantes (Robec, Cailly) étend l’agitation à la banlieue.

L’évolution de la contestation

Défilé des ouvriers grévistes de Flers en 1907. Une des plus longues grèves en Normandie.

Défilé des ouvriers grévistes de Flers en 1907. Une des plus longues grèves en Normandie. Carte postale.

Avec l’industrialisation, les conflits se centrent surtout autour du travail. Les ouvriers, de plus en plus nombreux, se battent contre les diminutions de salaire ou pour de meilleures conditions (journées de 10 h puis de 8 h). Jusque là souvent absentes, les femmes entrent dans la contestation. Ne forment-elles pas le gros de la main-d’œuvre des usines textiles ? Face à l’inflexibilité des patrons, les combats des travailleurs échouent en majorité. En 1907, malgré environ 100 jours consécutifs de grève, les tisserands de Flers obtiennent de très maigres concessions. Notons que Flers est une ville du Bocage…

Au cours de l’époque contemporaine, la contestation s’est pacifiée. Mis à part la Résistance pendant la dernière guerre, les Normands ne prennent plus les armes ; ils agissent par des grèves et des manifestations qui généralement se déroulent dans le calme à l’image de mai 1968. On se bat pour conserver ses revenus comme les agriculteurs ou pour conserver son emploi à l’exemple des salariés de la Société Métallurgique de Normandie de 1991 à 1993 puis de ceux de Moulinex en 2001.

Incontestablement, au fil des siècles, les Normands se sont mobilisés pour se défendre contre les pillages des soldats, contre la rapacité des gens du fisc ou la cupidité des patrons. Plus qu’ailleurs ? P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non.

Texte composé d’après les communications lors du 51e congrès de la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Normandie (octobre 2016). Les conférences de Jean Quellien, François Neveux, Philippe Hamon, Christophe Maneuvrier, Daniel Deshayes, Benoît Noël et Jacques Marie m’ont particulièrement servi.

Laurent Ridel

Historien de formation, je vis en Normandie. Ma passion : dévorer des livres et des articles d'historiens qualifiés puis cuisiner leurs informations pour vous servir des pages d'histoire, digestes et savoureuses. Si vous êtes passionnés de patrimoine médiéval, je vous invite vers mon second blog : Décoder les églises et les châteaux forts

6 Responses

  1. NICOLAS dit :

    Bonjour
    Site passionnant que je viens de découvrir.
    Bravo !
    Matthias, normand exilé en Provence.

    • Laurent Ridel dit :

      Merci Matthias pour ce compliment. Ça fait plaisir de recevoir un tel message en commençant sa journée.

  2. sophie dit :

    Hâte de découvrir un jour (un soir) toutes ces récits locaux en son et lumières à Rouen autour de ses ponts (d’après gravures) !

  3. jean marie maillet dit :

    Normand (exilé près de Dunkerque), normand je reste!
    Merci pour ces lignes intéressantes.

  4. Chenevarin dit :

    Bonjour monsieur, je voulais savoir si vous aviez fait des recherches sur la chapelle gauthier 27. Autrefois appelé chêne-varin. Sachant que mes cousins sont frontaliers, dans le Calvados, du même nom Chenevarin. Si vous avez des information sur mon nom. Je serai ravi.

    • Laurent Ridel dit :

      Bonjour. Je n’ai pas fait de recherches sur la Chapelle-Gauthier mais je n’ai pas lu que la Chapelle-Gauthier s’appelait « Chêne-Varin ». En 1350, on trouve le nom latin de « Capella Galteri ».

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