Pêcher la morue au large de Terre-Neuve, décoller les huîtres des rochers, chasser les baleines dans la Manche, ramasser les galets, fabriquer du sel sans marais-salants, voici autant d’images insolites en Normandie. Et pourtant certaines de ces activités faisaient vivre des milliers de familles normandes il y a un siècle et bien au-delà.
(L’article suivant est présenté sous forme d’interview fictive)
Parmi les ressources de la mer, on pense immédiatement à la pêche. Les Normands étaient-ils de grands consommateurs de poissons ?
On exagère souvent la consommation de poissons au Moyen Âge sous prétexte des nombreux interdits religieux sur la consommation de viande à certaines périodes de l’année (Carême, Avent) et certains jours (vendredi et samedi). C’est oublier deux faits : à l’époque le poisson se conservant mal, les populations de l’intérieur, plus précisément dans les campagnes, recevaient rarement du poisson frais ; d’autre part, si la consommation de viande était interdite à certains moments, cela ne signifiait pas obligatoirement que le paysan normand mangeait à la place du poisson. Il se nourrissait aussi de pain, de bouillies, de potage, d’œufs…
Les populations littorales avaient sûrement une alimentation plus diverse. Les poissons, les coquillages en faisaient naturellement partie. Les pauvres se contentaient de harengs et des coquillages ramassés sur les grèves à marée basse ; les seigneurs avaient à leur table des poissons nobles comme les saumons, les esturgeons et les lamproies.
Quels poissons pêchaient les Normands dans la Manche au Moyen Âge ?
Au milieu du XIIe siècle, le moine Guillaume de Saint-Pair vante la diversité et la richesse de la faune aquatique dans la baie du Mont-Saint-Michel : on y pêche ou attrape des grands saumons, des lamproies, des mulets, des bars, des esturgeons, des sabars, des turbots, des plies, des congres, des harengs, des cétacés.
Des cétacés ? Les Normands pêchaient donc des baleines ?
Les textes d’époque parlent de craspois, « gras poissons ». Ce terme englobe sûrement des baleines mais aussi des marsouins et d’autres espèces de cétacés disparues (des galerous et des lutas). Les cétacés étaient au Moyen Âge nombreux dans la Manche et dans l’estuaire de la Seine si bien que tous les ports normands, de la Hague au Tréport, organisaient des expéditions pour les attraper. Au XIIIe siècle, l’activité décline probablement par disparition de ces mammifères marins dans la Manche. Elle est relancée au XVIIe siècle quand des bateaux normands élargissent leurs zones de pêche : Le Havre, Honfleur et Dieppe envoient des baleiniers dans l’océan Arctique et en Atlantique nord (Groenland, Islande), même dans le Pacifique au XIXe siècle. C’est une pêche particulièrement éprouvante et périlleuse : les campagnes dans le Pacifique durent deux ou trois ans, parfois quatre ans. Sur les 97 baleiniers partis du Havre entre 1819 et 1864, plus d’un tiers finit perdu en mer.
Pourquoi chercher tant de risques à pêcher la baleine ?
Les hommes étaient surtout intéressés par le lard, c’est-à-dire la graisse sous-cutanée, dont les usages étaient multiples. L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert nous explique qu’elle sert « à brûler à la lampe, à faire le savon, à la préparation des laines des drapiers, aux corroyeurs pour adoucir les cuirs… »
Plutôt qu’à la pêche à la baleine, finalement marginale, la fortune des pêcheurs normands, surtout haut-normands, provient des pêches dérivantes. Que recouvrent-t-elles ?
La Manche est un couloir migratoire pour certains poissons. D’octobre à janvier, le hareng migre de la mer du nord à l’Atlantique en passant au large des côtes normandes. Ensuite, c’est au tour du maquereau de parcourir la Manche, mais dans le chemin inverse, d’ouest en est. Les pêcheurs du Tréport, de Dieppe, de Fécamp, de Honfleur et de la vallée de la Seine n’allaient pas laisser échapper cette manne qui leur assurait une activité presque continue de l’automne jusqu’à juin.
Au Moyen Âge, le hareng est le seul poisson faisant l’objet de la grande pêche, c’est-à-dire monopolisant des flottilles sur plusieurs jours. A partir de la fin du XVe siècle, débute pour les plus audacieux des pêcheurs normands une pêche plus lucrative mais beaucoup plus lointaine : celle de la morue…
C’est un aspect méconnu des voyages vers le Nouveau Monde. En s’affranchissant de leur peur de l’océan, les Européens découvrent un continent, l’Amérique, mais aussi de nouvelles zones de pêche. C’est notamment le cas au large des côtes du Labrador et de l’île de Terre-Neuve. Des Bretons, des Basques et des Normands constatent la présence d’énormes bancs de morues. Peu à peu, des dizaines puis des centaines de bateaux sont envoyés chaque année dans ce secteur maritime dont la superficie dépasse celle de la France. A partir du XVIe siècle, la pêche à la morue fait la fortune de Dieppe, du Havre, d’Honfleur, de Granville puis de Fécamp.
Pourquoi cette pêche à la morue, activité aujourd’hui éteinte dans les ports normands, semble avoir tant marqué les mémoires ?
L’aventure des terre-neuvas, ces bateaux et ces marins partis vers Terre-Neuve, fait partie de l’identité de ports comme Granville ou Fécamp. Il faut dire que la pêche à morue est à part. A la différence des pêches dérivantes ou côtières, les hommes partaient longtemps en mer : globalement entre mars et octobre, soit 5 à 7 mois. Tant que la cale n’était pas remplie de poissons, la pêche continuait. L’équipage se consacrait à la pêche mais aussi à la préparation du poisson sur le bateau ou sur les côtes canadiennes.
La pêche morutière a modifié la vie des ports qui lui était dédiés. Ils vivaient sur un autre rythme que l’arrière-pays. En été, les campagnes étaient animées par les moissons tandis que les ports étaient tranquilles car les hommes étaient alors en mer.
Le poisson n’est pas la seule ressource du littoral. Parlons du sel. La Normandie a-t-elle été une grande région productrice ?
Non rien à voir avec la façade atlantique comprise entre la Loire et la Gironde, beaucoup plus riche et mieux dotée. En Normandie, comme vous le savez, le soleil est assez rare, rendant difficile l’évaporation et donc la formation du sel. Mais étant donné son caractère indispensable – on salait systémiquement les viandes et les poissons pour les conserver – des salines étaient installées le long des côtes normandes, notamment en baie du Mont-Saint-Michel ou dans les estuaires de la Touques et de la Dives. Elles disparaissent au XIXe siècle, concurrencées par le sel gris des marais-salants et le sel gemme minier acheminés par chemin de fer.
Puisqu’il n’y avait pas de marais-salants en Normandie à cause du manque de soleil, comment produisait-on le sel ?
A la belle saison, on ratissait les grèves sablonneuses que la mer recouvrait à marée haute. Le saunier arrosait d’eau ce sablon chargé de sel marin, puis il faisait bouillir la saumure dans des poêles jusqu’à cristallisation du sel.
La Normandie est une région productrice d’huîtres. A quand remonte l’ostréiculture ?
Entendons bien que l’ostréiculture est la reproduction artificielle d’huîtres. Dans ce sens, l’ostréiculture est une activité récente. Avant 1880, cette culture est inutile puisque des bancs naturels d’huîtres plates évoluaient en baie du Mont-Saint-Michel. Au XIXe siècle, des bisquines, des bateaux de belle allure extrêmement toilés, draguaient les fonds marins pour les récupérer. Une embarcation n’était pas toujours nécessaire puisque des riverains se contentaient de collecter à pied les précieux coquillages sur les rochers de la côte. La surexploitation et des épizooties ont réduit quasiment à néant ce vivier. D’où la naissance de parcs à huîtres modernes, en fait des nurseries, à Saint-Vaast-la-Hougue, ou à Courseulles-sur-Mer.
L’élevage des moules est-il aussi récent ? La Normandie est aujourd’hui la première région mytilicole de France.
C’est une activité encore plus récente même si elle est pratiquée depuis le XIIIe siècle en Charente-Maritime. La mytiliculture atteint la baie du Mont-Saint-Michel, dans sa partie bretonne, en 1954, puis fait des émules dans les années 1960 sur les côtes voisines du Cotentin. Les surfaces d’exploitation se situent aujourd’hui entre Granville et Pirou principalement et à Chausey. Les moules sont élevées sur des lignes de pieux appelés bouchots. Il subsiste toutefois des bancs de moules sauvages sur la côte-est du Cotentin, la blonde de Barfleur.
Quelles sont les ressources marines ou littorales qui ne sont plus exploitées aujourd’hui ?
Je pense à la tangue et aux galets.
La tangue est ce sédiment de couleur gris clair argenté. Vous pouvez facilement voir quand vous suivez à pied le chemin du Mont-Saint-Michel le long du Couesnon. Sa richesse en calcaire le destinait à l’amendement des terres. L’invention des engrais chimiques et la découverte de gisements de phosphates et de potasse l’ont rendu inutile.
Autrefois, les enfants, les femmes, les marins retraités ramassaient les galets sur les plages du pays de Caux. Ils étaient notamment exportés outre-Manche où des potiers anglais les brûlaient, les réduisaient en poudre, puis introduisaient la substance (la silice) dans leurs pâtes, améliorant ainsi la solidité et la blancheur de leurs céramiques. Les industriels appréciaient ses propriétés abrasives et l’utilisaient donc pour broyer d’autres matériaux. Depuis 1985, un arrêté interdit le ramassage des galets, par crainte de la disparition de cette barrière naturelle contre l’érosion.
Bibliographie
- Alain Cabantous, André Lespagnol, Françoise Péron (dir.), Les Français, la terre et la mer (XIIIe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2005
- Jean Legoy, Philippe Manneville, Jean-Pierre Robichon, Les Havrais et la mer : Le port, les Transatlantiques, Les bains de mer, Editions du p’tit Normand, 1987
- Vincent Carpentier, Emmanuel Ghesquière, Cyril Marcigny, Grains de sel, Orep, 2012
- Les Normands et la Mer, XXVe congrès des Sociétés historiques et archéologiques de Normandie, Cherbourg, 6-7 octobre 1990, 1995
Commentaire laissé par Serge sur ma boîte aux lettres : Nointel donne encore de précieux renseignements sur la pêche du maquereau qui se fait en mai et en juin, par les ports de Cancale, St Briac, Erquy, et aux bateaux desquels viennent se joindre des bâtiments de Dieppe et de Granville. La pêche occupe 100 bateaux (de 6 à 20 tonneaux) qui pêchent chaque jour depuis le matin, rentrant le soir quand la marée le permet vers 5 ou 6 heures. Une partie de ce poisson se vend frais pour la consommation du pays ; mais on en sale la plus grande partie qui est expédiée en Normandie où on en fait une grande consommation. On paie aux pêcheurs le cent à raison de 2, 3L, 3L 10 sols. A la veille de la Révolution cette pêche était encore assez importante ; elle occupait une centaine de bâtiments qui vendaient le poisson salé en Normandie. D’après les Annales de Bretagne, 1921, T35, p.452